Quel rôle joue vraiment la confrontation avec le corps du défunt, présentée souvent comme une étape importante du processus du deuil ? L’éclairage de Patrick Ben Soussan, psychiatre, responsable du département de psychologie clinique à l’Institut Paoli-Calmettes et auteur de L’Enfant confronté à la mort d’un parent (Érès).
PFG et PSYCHOLOGIES s'allient pour vous proposer des éléments de réflexions sur des questions fondamentales autour du deuil. Des réponses simples et aidantes d'experts permettront d'accompagner tous ceux qui viennent de perdre un proche et leur entourage dans ce moment éprouvant.
« Je n’ai pas vu mon frère mort. J’ai fui l’hôpital la nuit qui a précédé son décès, après six jours passés auprès de lui. Avant de partir, je lui ai dit : “Laisse-toi aller, ne lutte plus”. Et il m’a écrit : “Merci, je t’aime”. J’ai roulé deux heures jusqu’à la maison familiale où j’ai senti sa présence bien plus qu’à l’hôpital. C’était l’été, nous l’avons enterré le lendemain. »
Julie, 27 ans.
Saluer le corps sacré
Je commencerai d’emblée par ce constat : il est bien plus important d’être présent au moment de la fin de vie que de voir le corps mort. Je ne partage pas ce discours affirmant que voir le corps aiderait à prendre conscience de la réalité de la mort. Quand vous apprenez qu’il y a eu 34 morts dans un accident sur l’A6, vous n’avez pas besoin qu’on vous montre les cadavres pour intégrer l’information. Ce qui est primordial dans cette rencontre avec le corps du défunt, ce n’est pas de le « voir » comme pour faire un constat médical, mais de venir saluer sa dépouille, se recueillir auprès de ce corps aimé, investi, avec lequel nous avons partagé une histoire.
Dans notre société, où la question de l’âme ne se pose plus, nous nous sommes réfugiés dans la matérialité du corps. Or ce qui se joue là est d’ordre spirituel et symbolique.
Faire avec l’accélération de la vie moderne
On ne peut penser la place du corps du défunt sans considérer les mutations profondes de notre monde. Nous ne vivons plus comme il y a encore un demi-siècle, où les gens mourraient chez eux, auprès de leurs proches. Il n’y avait pas de séparation entre l’espace de la vie et celui de la mort. On veillait le mort, les enfants jouaient dans la pièce à côté, de temps en temps ils venaient toucher le corps en cachette… Des choses devenues rarissimes.
Aujourd’hui, la plupart des gens meurent à l’hôpital, même lorsque des soins palliatifs à domicile ont été mis en place. En général, dès les premiers signes de la fin, la famille, démunie devant l’agonie, demande l’hospitalisation. Ensuite, tout va très vite. L’hôpital n’est pas un lieu de recueillement. À peine le décès constaté, la chambre est libérée, et le corps, transporté au funérarium avant d’être enterré ou incinéré. Le traitement du corps subit l’accélération de nos vies modernes.
Il me semble très important de ne pas faire de cette confrontation avec le corps une nouvelle injonction, source de culpabilité pour ceux qui restent, ou une nouvelle épreuve.
Trouver sa façon de communier avec le défunt
Il me semble très important de ne pas faire de cette confrontation avec le corps une nouvelle injonction, source de culpabilité pour ceux qui restent, ou une nouvelle épreuve. Les situations où cette confrontation est empêchée sont multiples : le corps est méconnaissable à la suite d’un très grave accident ou d’un attentat ; on vit à des milliers de kilomètres et il est impossible d’être présent à temps… À nous d’inventer alors notre propre rite pour saluer le défunt : marcher au bord de la mer comme ce dernier aimait le faire, prier, évoquer les souvenirs… Qu’importe, le tout étant de suspendre ses activités un temps pour rendre l’hommage que l’on doit à celui qui n’est plus.
La (fausse) protection de l'enfance
Tenir un enfant à l’écart de la mort pour le protéger n’est jamais une bonne idée. Des parents en soins palliatifs refusent les visites de leurs enfants pour qu’ils ne gardent pas une image dégradée d’eux. Et dans le même esprit, on préfère qu’ils ne voient pas le corps de leur proche mort. On a peur que l’enfant ne garde en mémoire que cette dernière vision, alors qu’elle n’effacera en aucun cas les autres souvenirs. La meilleure façon d’aider un enfant dans les épreuves de la vie n’est surtout pas de l’isoler, mais d’être présent à ses côtés et d’avoir confiance en ses capacités de les traverser.