Sur les réseaux sociaux, la mort est devenue une information comme les autres. Entre un "joyeux anniversaire" et une photo en bikini, surgit parfois une image d’une autre dimension : celle du père, du frère, de l’amie qui vient de décéder. En réponse, les messages et les émoticônes affluent mains jointes et smileys qui pleurent. Ainsi vont nos usages numériques. On livre à la pelle son catalogue d’événements personnels et de sentiments, ce qui nous fait rire et ce qui nous émeut, la légèreté comme l’insoutenable. Facebook prolonge même la vie de nos défunts à travers des comptes qui leur survivent. Mais comment envisager le deuil sous ce nouveau jour ?
L’éclairage de Michael Stora, psychologue, psychanalyste, membre de l’OMNSH (Observatoire des mondes numériques en sciences humaines), auteur avec Anne Ulpat d’Hyper connexion (Larousse, 2017) et d’Et si les écrans nous soignaient ? Psychanalyse des jeux vidéo et autres plaisirs numériques (Érès, 2018).
PFG et PSYCHOLOGIES s'allient pour vous proposer des éléments de réflexions sur des questions fondamentales autour du deuil. Des réponses simples et aidantes d'experts permettront d'accompagner tous ceux qui viennent de perdre un proche et leur entourage dans ce moment éprouvant.
« Quand mon père est mort, j’ai tout de suite voulu partager la nouvelle sur les réseaux sociaux. Un réflexe plus qu’une idée vraiment pensée… J’ai publié sa photo sur Instagram et annoncé son décès sur Facebook, seulement quelques heures après. Cela peut sembler impudique, mais j’étais, à ce moment-là, avide de paroles de réconfort et de preuves d’amour. J’avais besoin de combler le vide que sa mort venait creuser en moi, mais aussi de laisser une trace de lui à travers ces images, comme un hommage sur ces nouveaux médias désormais si présents dans ma vie. En retour, j’y ai trouvé une nouvelle forme de solidarité, très touchée par les nombreux messages de soutien, provenant parfois de personnes que je n’avais pas vues depuis longtemps… Mon premier amoureux, par exemple, m’a écrit qu’il avait conservé un des tee-shirts de mon père, cela m’a émue aux larmes. »
Muriel, 42 ans, Paris
Une autre forme de rituel
« Autrefois, la tradition voulait que l’on publie dans les grands journaux l’annonce d’un décès, rappelle Michael Stora. Le travail d’écriture, de mise en scène, d’évocation de la personne défunte était alors un premier rituel important pour entamer le processus du deuil. Dans notre monde technologique, les messages envoyés sur les réseaux sociaux sont une transposition de ces anciens usages. Cela va même plus loin avec les comptes de commémoration des plateformes numériques, dédiés aux personnes décédées, où l’on vient honorer leur mémoire, comme on le fait sur les livres d’or des enterrements. Cela donne en outre la possibilité aux amis éloignés géographiquement de participer au rituel. »
L’hyperconnexion actuelle révèle que l’être humain a besoin de l’autre de manière vitale, observe Michael Stora
Redevenir acteur d’une situation qui nous submerge
« Lorsqu’un traumatisme aussi violent qu’un décès survient, on se trouve dans une position de grande passivité, poursuit le spécialiste. Le fait de publier un message nous rend de nouveau actif, les réseaux sociaux étant le lieu même de l’interactivité. Ce que l’on vient quérir en postant une telle annonce, c’est avant tout des témoignages. Peu importe de qui, peu importe leur qualité, ce que l’on recherche avant tout, c’est la quantité. Une autre dimension intéressante de ces publications est leur fonction curative : voyez par exemple ces journalistes qui, en écrivant un article sur les attentats, redeviennent acteurs d’une situation traumatisante pour tous.
Et puis, il y a aussi une sorte de “retour sur investissement affectif”, même de la part d’inconnus, qui vient nous “renarcissiser”, nous donner l’impression d’être soutenu et entouré, même si ce n’est pas réel. Ce que l’on publie a un impact sur notre réalité psychique. Ce n’est pas palpable et, pourtant, cela nous procure un véritable sentiment de bien-être. »
Pallier la solitude du deuil
« L’hyperconnexion actuelle révèle que l’être humain a besoin de l’autre de manière vitale, observe Michael Stora. Mais elle met aussi en lumière son incapacité à être seul, qui est le fondement même de la vie, décrit entre autres par le psychanalyste Donald Winnicott. Dans ce sens, les réseaux sociaux emplissent un vide, palliant le profond sentiment de solitude qui nous étreint après un décès. Mais ils peuvent aussi entraver le processus même du deuil. En effet, quand l’autre disparaît, il ne s’agit pas de l’oublier, mais d’apprendre à vivre avec son absence. La question qui se pose alors, avec les réseaux sociaux, c’est à quel point cette bibliothèque d’images et de souvenirs peut nous empêcher, précisément, de “vivre avec”. À force de dérouler le fil d’une histoire passée, en maintenant “éveillée” la personne décédée, on fait exactement l’opposé. Et c’est là l’effet potentiellement négatif et mortifère des réseaux sociaux. »
Poursuivre la conversation avec un défunt ou fantasme d’immortalité ?
En 2017, une jeune femme, perd son ami le plus proche dans un accident de voiture, et développe un logiciel conversationnel commémoratif, composé des messages envoyés par le défunt à son cercle intime. L’idée : encapsuler son style et sa manière de penser. Ainsi, elle pourra poursuivre virtuellement les échanges avec son ami disparu.
« Il s’agit ici de tenter de gommer le silence inévitable qui suit la mort de l’autre, et qui est, pourtant, essentiel, car il nous confronte à nous-même, observe Michael Stora. Ces innovations technologiques sont intéressantes quand elles questionnent notre rapport à la mort, mais quand elles ont pour finalité de corriger l’être humain dans son incomplétude, dans son angoisse de mort et ses angoisses existentielles, il y a un vrai risque de dérive. On est alors dans un pur fantasme d’immortalité. »