"S’en aller, partir" … On esquive souvent la mort en usant d’images. Pourquoi cette réalité universellement partagée est-elle si difficile à mettre en mots et à regarder en face ? Les éclairages croisés d’Alain Sauteraud, psychiatre, auteur de Vivre après ta mort, psychologie du deuil (Odile Jacob), et de Danièle Lecomte, vice-présidente de l’ASP fondatrice (Association pour l’accompagnement et le développement des soins palliatifs).
PFG et PSYCHOLOGIES s'allient pour vous proposer des éléments de réflexions sur des questions fondamentales autour du deuil. Des réponses simples et aidantes d'experts permettront d'accompagner tous ceux qui viennent de perdre un proche et leur entourage dans ce moment éprouvant.
« Quand maman, à l’âge de 93 ans, a senti qu’elle perdait son autonomie, que chaque mouvement lui était plus douloureux que le précédent, elle nous a réunis, ses enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants. Elle avait décidé d’arrêter de s’alimenter et souhaitait que nous soyons là au moment où elle s’en irait. Nous avons passé quatre jours à son chevet, nous relayant jour et nuit, parlant avec elle, et paradoxalement, c’est la vie qui était au cœur de nos discussions. En n’éludant pas le sujet de sa mort si proche, en nous accueillant ainsi, elle nous donnait une immense leçon de sagesse. À sa façon, elle nous envoyait ce message d’optimisme : “Ayez confiance dans la vie, car mourir, ce n’est pas si terrible après tout”. »
Jérôme, 57 ans, Nancy.
Un tabou du deuil plus qu’un tabou de la mort
« Je ne crois pas au tabou de la mort, mais à celui du deuil, précise Alain Sauteraud. Quand une personne, proche de mourir, parle de sa mort, c’est toujours sous l’angle du deuil de ses proches, de la trace qu’il laissera. Sur la mort elle-même, il n’y a pas grand-chose à dire en réalité, même si cela reste l’événement le plus “incroyable” de la vie, avec la naissance. Épicure l’a écrit : “Lorsque nous existons, la mort n’est pas là, et lorsque la mort est là, nous n’existons pas.” Voyez les personnes âgées : il a été démontré que, lorsqu’elles ont connaissance de leur mort prochaine, elles ne changent rien à leur manière de vivre. Elles ont juste une vision modifiée du temps qu’il leur reste à vivre. Mais une fois qu’elles savent que leur vie va s’arrêter, elles font comme si cela ne devait pas arriver. »
Le mythe de l’immortalité
« Notre société occidentale est bâtie sur le mythe de l’immortalité, poursuit Alain Sauteraud. Statistiquement, il nous est donné 81 ans d’espérance de vie, et l’on prend cela comme une garantie. Prenez l’exemple du crédit bancaire : si vous avez 57 ans, on ne vous demandera rien, même pour un remboursement qui va courir sur 20 ans. On raisonne en termes de statistiques, pas d’individu. Le jour où l’on nous proposera l’immortalité (fantasme ravivé par l’intelligence artificielle), on sera prêt à tout pour ça. Parce que ce rêve est irrésistible, profond, et présent dans toutes les cultures. »
L’illusion du contrôle
Danièle Lecomte évoque, elle, l’illusion d’une mort vaincue, portée par l’univers médical et ses avancées majeures : « Jusqu’au milieu du XXe siècle, la mort faisait partie de la vie, elle se passait au domicile, on la regardait en face. Mais en l’espace de 10 ans, avec les extraordinaires progrès de la médecine, et l’invention de la réanimation, on a cessé de mourir chez soi. Tout se passe à l’hôpital et nous vivons dans la croyance que la mort est aujourd’hui contrôlable : elle ne serait plus au bout du chemin, on pourrait la vaincre, ni plus ni moins. La démarche des soins palliatifs s’oppose à cet acharnement thérapeutique. »
Notre société occidentale est bâtie sur le mythe de l’immortalité, poursuit Alain Sauteraud.
Libérer la parole
« La mort reste imprononçable, rappelle encore Danièle Lecomte. D’ailleurs, combien de services de soins palliatifs sont rebaptisés “soins de support” ? Tous ces euphémismes pour éviter de nommer et de penser la mort comme inéluctable et naturelle… Pourtant, comme l’exprime si bien le titre de ce très beau film canadien, On ne mourra pas d’en parler (1), dès qu’on laisse la parole s’exprimer, les âmes s’apaisent. Il faut permettre à ceux qui le souhaitent, lorsqu’ils sont en fin de vie et dans une profonde inquiétude, d’aborder le sujet de leur mort prochaine. L’essentiel alors, ce n’est pas tant d’en parler que de savoir que l’on trouvera une oreille attentive le moment venu. L’un de nos objectifs, en plus d’améliorer les conditions de la fin de vie et d’aider les patients à se considérer vivants jusqu’au bout dans toute leur intégrité, c’est précisément cela : rouvrir un dialogue autour de cette question. Être parfois les médiateurs entre les patients et leurs proches. Cela permet en outre de prévenir les deuils pathologiques. Libérer cette parole, c’est permettre aux proches d’être à leur juste place, celle qu’ils souhaitent occuper auprès de celui qui va mourir. Elle évite les remords éternels, les regrets, la culpabilité. »
Des personnalités en parlent
« C’est pour me confronter à la question de la mort que j’ai écrit ce livre », explique Elisabeth Cardoso, auteur d’Espérance de vie(Presses du Châtelet, publié en 2011).
Une vingtaine de personnalités (Raymond Aubrac, Christian Cabrol, Philippe Bouvard…), ayant pour seul point commun celui d’avoir dépassé l’espérance de vie officielle, y parlent de la mort et de l’au-delà. « Statistiquement, ils ne devaient plus être là. Ils vivaient une sorte de rab… Leur mort pouvait survenir à tout moment », écrit Elisabeth Cardoso. Cela donne une série d’entretiens nourris d’intelligence, de sagesse, d’humour et d’une humanité profonde. Car la beauté de ce livre réside dans la conclusion de son auteur : « Il faut laisser ceux qui s’en approchent parler de la mort. Ou alors on ne fait qu’ajouter une souffrance à une autre souffrance. Personne n’a envie d’entendre son père lui dire “j’ai peur de mourir” ! On ne sait pas quoi répondre à ça. Et pourtant, l’essence même de l’humanité est là : chaque être humain a besoin d’être écouté et entendu. »